L'homme qui pleure de rire by FREDERIC BEIGBEDER

Auteur:FREDERIC BEIGBEDER [BEIGBEDER, FREDERIC]
La langue: fra
Format: epub
Publié: 2019-11-25T07:32:20+00:00

2 heures du matin

« Vous comprenez maintenant d’où vient que je sois plus triste que tous les noceurs réunis ? Plus léger que tous les crétins de la terre, mais plus sombre aussi que le plus noir des cacas ? »

Vénédict Erofeiev, Moscou-sur-Vodka, 1969.

1.

Le vigile à l’entrée des loges m’a barré la route. « Au Crazy, jamais de contact entre les danseuses et les clients. » J’ai compris que Dea s’était enfuie par la sortie secrète qu’Alain Bernardin empruntait pour échapper à ses épouses. J’ai ramassé mon cœur piétiné sur la moquette noire et suis ressorti sur l’avenue George V. Plus haut, vers le Four Seasons, on entendait les détonations de la lutte finale. Les éclats de verre des vitrines brisées réfléchissaient la lumière des lampadaires comme un collier de diamants arraché à la gorge d’une ballerine. Une fois de plus, mon désir était ghosté. Je haïssais beaucoup la décennie qui commençait. Je commençais à ne plus retrouver mon chemin. Les Russes parlent de « crétinisme topographique » depuis le narrateur intoxiqué de Moscou-sur-Vodka de Vénédict Erofeiev, qui ne trouve jamais le Kremlin (plus il boit, plus il se réveille dans une cage d’escalier inconnue). Je suis comme lui : chaque fois que je cherche les studios de France Publique, je me retrouve au pied de l’hideuse flamme dorée de l’Alma, entouré de touristes nécrophiles qui prennent des photos du lieu où Diana Spencer fut broyée vivante. Je commence à me sentir tout mou. C’est bizarre cette impression de boiter des deux jambes. J’ai envie de m’asseoir par terre mais je crains de ne plus pouvoir me relever. Le marchand de sable est passé me livrer sa cargaison illicite ; il flippait à cause des camions de police mais je lui ai expliqué qu’ils avaient d’autres priorités ce soir, comme sauver la République française. Une odeur de sièges en cuir calcinés flotte sur la place. Des explosions font vibrer le sol par intermittences comme, autrefois, les morceaux de Prodigy sur le chantier de l’autoroute de la Défense, lors des raves sauvages de Pat Cash.

Pat Cash se nomme désormais Uri, il porte une barbe, un chapeau noir et étudie le Talmud et la Torah dans une yeshivah en Israël. Le mouvement naturel de l’âge explique que tous les branchés des années 1990 se soient mués en conservateurs dans les années 2020. Ce sont les mêmes personnes avec trente ans de plus : ces trois décennies passées à critiquer la société de consommation tout en se gobergeant aux frais de la dette publique les ont rendus allergiques au changement. À vingt ans, le futur est un océan inconnu et fascinant ; à cinquante ans, ce sont des zadistes à cagoule, des guéguerres de hashtags ou encore la bagarre de flacons « Allure » de Chanel entre Booba et Kaaris au duty-free d’Orly-Ouest. On n’y comprend plus rien. Il faut imaginer le fêtard le plus fatigué de Paris avec de l’hypertension, un diabète de type 2 et de l’arthrose aux phalanges, pestant contre

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